Here’al retournait à Na’helli. Il devait y faire un crochet avant de partir pour la Grotte des Sources, ce lieu devenu mythique et dont on affirmait qu’il cachait des centaines de cristaux de mana. Ce lieu aux mains des géants, qui le revendiquaient comme leur propriété en raison de la sépulture sacrée qu’il abritait, la tombe de l’Oracle zagnadarien Manra. De nombreux elfes faisaient route jusque là-bas, dans l’intention de déloger par la force les géants qui s’y trouvaient et de prendre possession de la Grotte. Ces cristaux étaient d’une importance capitale pour Na’helli et pour tous les elfes, qu’ils soient des lunes ou bien nobles. C’est pour cette raison que le chaman du clan du Cerf avait pris la décision de s’y rendre. Il leur fallait ces cristaux. Mais pour pouvoir combattre efficacement, Here’al devait s’équiper mieux que ce qu’il n’était actuellement. Il marchait donc dans la Forêt des Cendres, vers la cité elfique qui n’était plus maintenant distante que de cinq jours de voyage, pour s’y approvisionner. C’est alors qu’il ressentit soudainement une intense migraine. Pris de cette douleur, il fut contraint de s’arrêter net, chancelant. Here’al se passa une main sur le visage. Son cœur battait fort et il haletait comme sous le coup d’une violente fatigue musculaire. C’est alors qu’une étrange voix féminine se fit jour dans son esprit, une voix envoûtante...

"Jeune elfe, je vous salue. Vous n'aurez pas, pour le moment, à connaître grand-chose sur moi. Appelez-moi simplement Natanielle. Je ne peux vous donner beaucoup d'informations éclairant ma venue vers vous. Je souhaite connaître votre nom et votre histoire. Et je souhaite aussi connaître la situation des Elfes des Lunes, et plus particulièrement, celle du Clan du Cerf. Maintenant, levez la tête et rejoignez-moi."

Les maux de tête de l’elfe se dissipèrent instantanément, tout comme ils s’étaient insinués en lui. Here’al rouvrit les yeux et appuya ses mains sur ses tempes encore un peu douloureuses, tout en regardant devant lui. Il sentait très vaguement quelque chose, mais sans le voir... Seuls les immenses et majestueux arbres de la Forêt s’offraient à sa vue. Puis, au bout d’une dizaine de secondes, il put discerner une elfe, qui n’était pas là l’instant d’avant, sise sur une massive racine d’un séquoia non moins imposant, à quelques dizaines de mètres. Elle semblait tant fusionner avec l’arbre qu’il se dégageait d’elle une impression d’appartenance à la Forêt. On eût dit qu’elle était l’une des nombreuses branches de l’arbre. Les yeux clos, elle attendait visiblement quelque chose et Here’al crut distinguer un sourire sur ses lèvres. Here’al franchit la distance qui le séparait d’elle en une minute durant laquelle il ne cessait de la fixer, tout en se posant des centaines de questions. Mais la plus importante, celle qui revenait le plus souvent était Qui est-elle, pour me nommer "jeune" alors que je suis âgé de quatre cents ans ?
Une fois parvenu aux côtés de l’elfe, le chaman se présenta en y mettant toute sa cordialité :

"Bonjour, Natanielle. Mon nom est Here'al Tanuil, je suis le chaman du clan du Cerf depuis peu. Mon histoire est longue et compliquée. Est-il vraiment nécessaire que vous la connaissiez ? Je suis las de la raconter... Pour ce qui est de la situation des elfes des Lunes, je sais que des alliances commencent à se former, mais les informations sont pauvres. En ce qui concerne le clan du Cerf, il a noué des liens avec le clan du Loup en particulier, et celui du Corbeau également. Certes, nous ne sommes pas nombreux, mais suffisamment pour rebâtir un village dans la Forêt des Cendres. Mais permettez-moi de vous poser une question, jeune (il sourit en prononçant ce mot, car il était fort possible qu’il se trompât en l’employant) elfe : en quoi la situation du clan du Cerf vous préoccupe-t-elle ?"

Tout en prononçant ces dernières paroles, Here’al s’assit à côté d’elle, attendant silencieusement sa réponse. Un silence que ne brisa pas son interlocutrice durant quelques secondes. Elle n’avait pas non plus bougé un seul cheveu depuis qu’Here’al l’avait rejoint et gardait ce joli sourire qui devait en charmer plus d’un. Mais lorsque, enfin, elle parla, sa voix était emplie de ses pensées et comme très éloignée.

"Chaman du clan du Cerf... Vous avez raison, cela peut attendre. Vous m'expliquerez tout ceci bientôt, car nous nous reverrons, je n'en doute pas. D'ici là, bonne route, Here'al. Que les pas du Cerf guident votre destinée."

Natanielle se mit debout sur la racine et sauta agilement à une branche de l’arbre sur lequel ils se reposaient tous deux. Grimpant rapidement, elle disparut dans les feuillages, ne laissant à Here’al qu’un simple écho de sa voix qui résonnait encore dans la tête du chaman...

Here’al était resté assis en tailleur au même endroit depuis près de deux heures. Les yeux fermés, le visage concentré. Il tentait dans ses transes de découvrir le rapport entre elle, Natanielle, et le clan du Cerf. Car il y en avait un et personne n’avait besoin d’être chaman pour le sentir.
Derrière ses paupières, Here’al apercevait... Une multitude de choses, en vérité. Il voyait un paysage aérien empli de nimbes rouges et orangées, en perpétuel mouvement. Il voyait des arbres, trois fois plus âgés que celui sur lequel il se tenait, frémir et craquer avant de se déraciner et de rassembler en cercle avant de se mettre à danser. Il voyait des saïkas de nombreux clans défiler devant ses yeux en une ribambelle de formes et de runes, avant de se regrouper en un seul symbole dont il n’arrivait pas à déterminer la forme, tant la lumière psychique qu’il dégageait aveuglait son esprit. Et, pour finir, Here’al voyait une foule d’elfes des Lunes, du clan du Cerf, se rassembler autour de quelqu’un, ou de quelque chose. Mais les elfes se pressaient tellement que le chaman, encore une fois, ne pouvait pas même entrapercevoir ce qui se trouvait au centre de leur attention.
L’épuisement mental était beaucoup trop grand pour Here’al. Il dut revenir de ses transes, tout doucement, calmement. Les sons de la Forêt parvenaient de plus en plus distinctement à ses oreilles.
Il inspira à fond et se prépara à rouvrir les yeux pour revenir à la réalité.

Se pourrait-il qu'il y ait bientôt du changement, et pas que chez les Cerfs ?

Intriguant