Les deux soleils se levaient, éclairant d’une pâle lueur la belle cité de Na’helli, cœur du territoire elfique, entourée de la luxuriante végétation de la Forêt des Cendres, lieu de résidence de nombreux elfes, des plus nobles aux plus modestes…
D’ailleurs, puisque l’on parle de nobles, il me faut en signaler deux qui n’avaient de prestigieux que leur nom, car…

« Combien tu paries que je prends la bourse du premier péquenaud venu et qu’il se rend compte de rien ?
-Nec’, ça ne se fait pas…On est civilisés, en plus, la plupart des gens nous connaissent, ici…Ca ne passera pas inaperçu, on va se faire prendre…
-Tututuutut. Tais-toi, rabat-joie. On dira que t’as parié toutes tes thunes, plus tes bouquins avec les gravures de Salminar.
-Eh, non, pas mes bouquins avec les gravures !! »

Mais il était trop tard. Le pyromancien s’était déjà saisi de la main de son frère, et avait obligé celui-ci à frapper dans la sienne, scellant ainsi le pari. Il se dirigeait maintenant, l’air sournois, vers un passant à l’allure noble, qui dégageait une certaine aura de puissance et de charisme, même en étant, comme maintenant, de dos.
Un archer, apparemment.
Riche, aussi, d’après l’anneau qu’il portait.
La main avide du descendant des Seigneurs de l’Aube se saisit furtivement de la bourse de l’elfe. Necrid prit aussitôt la fuite, mais fut retenu dans son élan par la bourse elle-même. Il se retourna, surpris, et…

« Eh oui, j’attache ma bourse à ma ceinture, jeune Hîr-Minuial.
-Ouuuups…Kaenieeeel…J’ai pas fait exprèèèès…C’est à cause de…En fait, voilà, c’est Kyrion qui…Avec ses gravures de Salminar, qui…Enfin, voilà, quoi. Tu m’comprends, hein ?
-Décidément, tu es irrécupérable, Necrid…Pourtant, feu tes parents étaient des modèles de noblesse, de politesse, de droiture…Ton frère a plus profité que toi de ce côté-ci de ta famille.
-Ouais, résultat, c’est une demi-femelette qui balance des glaçons…
-Qu’est-ce que je disais…Enfin, là n’est pas le problème. »

Kaeniel appela ensuite Kyrion, qui s’empressa de le rejoindre, une lueur de crainte dans le regard.

« Tu devrais le prendre en main, ton frère. Il ne sait pas se tenir, c’est effroyable.
-Je fais tout ce qui est en mon pouvoir…
-C’est déjà bien d’essayer, avec lui. Enfin, il devra payer les conséquences de sa tentative de vol.
-Eeeeeh mais nan, je ne savais pas que c’était toi, et l’argent de Kyrion, ainsi que ses bouquins avec les gravures de…
-Je sais ! Coupa sèchement le juge. Il n’empêche que tu vas devoir accomplir une tâche, proportionnelle à ton délit.Et Kyrion viendra avec toi.
-Pourquoi donc ? Ce n’est pas de ma faute, s’il se laisse aller à des comportements peu recommandables…
-Tu le surveilleras, histoire qu’il ne s’enfuie pas. Et puis, ça te fera du bien, un peu d’air frais, au lieu de rester plongé dans tes livres à longueur de journée.
-Si c’est pour faire des travaux d’intérêts généraux parce que mon imbécile de frère fait des paris stupides…
-Mais non, ne t’inquiète pas…Il devra juste aller me chercher 150 livres de bois dans la forêt, vers le bosquet de chênes rouvres, et les ramener ici. Pas grand-chose pour un jeune homme dans la force de l’âge !
-J’en connais d’autres qui sont encore bien verts, pour leur âge…
-Tu dis, Necrid ?
-Euuuh non, rien du tout m’sieur l’juge.
-Allez, c’est parti, ne traînez pas, ça commence tout de suite ! »

Sur l’injonction de Kaeniel, les deux elfes partirent d’un bon pas vers la porte Ouest de Na’helli, l’un sermonnant l’autre qui râlait avec force et conviction.
Comme d’habitude, la porte était encombrée par une foultitude d’elfes pressés de sortir, et les jumeaux durent jouer des coudes avec autant de force et de conviction que les récriminations de Necrid pour se frayer un chemin dans la masse grouillante et stupide, à grand renfort d’expressions plus ou moins vulgaires selon leur énonciateur. Et vu que Necrid avait une grosse tendance à plus énoncer que son frère (à part devant les dames, avec qui Kyrion aime à deviser ) , je vous laisse deviner en quoi consistaient les dires de nos…comment dire ça…de nos héros.

Une fois à l’air libre, les deux frères s’enfoncèrent dans la forêt…
Au bout de plusieurs lieues…

« ‘tain, on s’embête, là. Ils sont où ses chênes rouvres ?
-Droit devant, il faut que je te le répète combien de fois ?
-C’est parce que j’m’ennuie. C’est naze, la forêt. Et tu prends toute la place du chemin.
-C’est ça.
-J’aimerais bien cramer ta cape, ce bleu m’horripile.
-Tu ne ferais pas ça ?
-Trop tard.
-KEUAH !?! Crétiiiiiiin !! »

Kyrion, pestant, enleva lestement sa cape et entreprit d’éteindre l’incendie vestimentaire. Il ne put que constater l’étendue des dégâts, et par la même occasion et par le trou noirci de sa cape qui lui offrait ladite occasion, s’apercevoir que son frère s’en allait guilleret, plus avant sur le chemin.
La vengeance, pour une fois, se mangerait chaude. Un coup de bâton bien ajusté fit tituber Necrid, qui chut dans un fossé. Kyrion le piétina avec délectation puis s’enfuit rapidement avant de s’arrêter et de se retourner vers son frère qui le poursuivait.

« Attention !! N’avance plus !!
-Et pourquoi donc ? Te rendrais-tu face à mon incroyable dextérité, ma phénoménale force et ma fine stratégie, sentant ta défaite arriver ?
-Du tout. Il y a un piège devant toi.
-C’est ça… Ca ne marche que sur les imbécileuuuuuumerde !!! »

Necrid s’était effectivement pris les pieds dans un piège qui l’avait suspendu en moins d’une seconde dans les airs, laissant un sourire illuminer le visage blême de Kyrion.

« -Je savais que tu allais marcher dedans si je te le disais directement.
-Humpf… »

La suite fut une longue énumération des plus jolis mots dont regorge la langue elfique. Voyant que cela ne faisait qu’accroître l’hilarité de son frère, Necrid s’arrêta, et quelques instants plus tard une lueur traversa son regard orangé.

« -Kyrion… J’ai un mauvais pressentiment… Il y a quelque chose en face… Recule doucement sans faire de bruit…
-Qu’est-ce à ton aviiiiiIIIIIS !!...Diantre. »

Kyrion était à son tour pendu par un pied.

« -Hurk hurk hurk. Tu l’avais pas vu celui-là.
-C’est malin, comment on va faire pour descendre maintenant… »

Les deux frères se regardèrent longuement, traversés par la même idée, puis dégainèrent simultanément leurs dagues, les lançant sur la corde qui retenait l’autre. Ils churent tous les deux douloureusement contre le sol au son d’insultes diverses et variées. Quand le pyromancien arriva à se relever, Kyrion s’enfuyait déjà à toutes jambes, bondissant par-dessus talus et fondrières. Necrid se lança à sa suite, concentra toute sa magie dans ses paumes et invoqua, traçant dans les airs des signes meurtriers.
Les jumeaux freinèrent subitement, côte à côte, comme un seul homme. Suant, entourés d’innombrables et hautes flammes orangées, qui pointaient vers les cieux comme autant de lances aiguisées, les deux frères étaient animés de sentiments divergents.
« Nec’...C’est dangereux, là.
-Nan, je maîtrise. Tu sens pas la chaleur.
-C’est vrai, mais quand même…
-Allez, on traverse. »

Le plus téméraire des deux frères entraîna l’autre à sa suite, à travers la fournaise curieusement inefficace.

Ils coururent ensuite, trébuchant contre des souches, plongeant dans les ronces, griffés par les branches basses, tombant dans des fossés boueux, pour enfin aboutir au bosquet tant recherché.
Impatients de terminer leur travail, les deux elfes s’y enfoncèrent, et…

« Merdeuh, y a rien !
-Si, regarde…
-Ah, vous voilà enfin.
-Kaeniel ?! T’es arrivé comment ? »

Le juge se tenait, droit et fier, debout sur une souche, devant les deux frères. Nulle trace de fatigue ne semblait l’affecter, et ses vêtements étaient en parfait état, contrairement à ceux des jumeaux, élimés d’une manière qui eût fait frémir n’importe quelle ménagère de moins de 50 ans.

« Par un chemin plus facile que le vôtre, apparemment.
-C’est peu d’le dire. On en a bavé…
-Dans tous les cas, vous avez réussi le test.Mes félicitations.
-Test ? Pourquoi ?
-Pour intégrer les Sentinelles. Vos parents souhaitaient que vous y alliez, souvenez-vous.

[GROS SILENCE]

-Ah, ouaaaaiiis, mais…C’était pas un travail d’intérêt général ?
-Allons, Necrid. Réfléchis. Aurais-je posé des pièges sur le chemin d’un honnête bûcheron ?
-Gnarf ? Pièges ? Lesquels ? On en a repéré deux qu’on a… déclenché… C’est tout…Des collets de chasse. »

Le juge recula, fixant les jumeaux, intrigué, et dû s’asseoir sous l’effet de la surprise.

« Vous n’avez rien rencontré d’anormal durant votre trajet mis à part deux misérables pièges ?

-Ben…Pas vraiment.
-Des pièges à loups ?
-On a dû passer à côté…
-Des éboulis de rochers ?
-C’était pas ton ventre, ce bruit, Necrid ?
-Des troncs, hérissés de piques ?
-Ca expliquerait l’état de nos vêtements…Ils devaient être planqués sous les ronces.C’est pas bête de cacher des trucs qui piquent sous des trucs qui piquent moins…
-On a été bêtes de pas s’en rendre compte…Des franges comme ça dans nos vêtements, ça pouvait pas être à cause des ronces.
-Et les fosses ?
-Ben…On les a esquivées pour mieux s’étaler dans les fossés.
-Et mon illusion de fournaise ?
-…Je me disais bien que Necrid ne maîtrisait rien du tout !!
-C’est pas de ma faute ! J’ai invoqué, et le brasier est apparu !
-Les illusions sont extrêmement difficiles à mettre en place, Necrid. Ce n’est pas à la portée du premier novice venu.
-J’suis meilleur que le premier novice venu.
-Que tu crois. Dans tous les cas, tu n’as pas suffisamment d’expérience pour invoquer un feu qui ne brûle pas…Enfin. Vous avez tous deux passé le test, et réussi. Néanmoins, vous n’avez pas vraiment affronté les épreuves…
-Alors c’est râpé pour les Sentinelles ?
-Bien sûr que non, puisque vous avez réussi. Autrement, certes, mais vous avez réussi. Vous êtes donc, à partir d’aujourd’hui, des membres à part entière des Sentinelles, protecteurs de Na’helli. »

Le juge leur tendit à chacun un médaillon rutilant où brillait l’insigne des Sentinelles. Les frères s’en saisirent, observant leur récompense d’un œil mi-critique mi-impressionné, l’un se disant qu’après tout, c’est bien normal vu comment la nature l’avait avantagé, et l’autre se disant que tout de même, son crétin de frère ne méritait pas une telle récompense, vu comment la nature ne l’avait pas avantagé.

« Ces médaillons signaleront aux autres elfes que vous êtes désormais représentants de la loi. Et en tant que représentants des valeurs elfiques, vous vous devrez d’être irré…
-‘cupérables?
-C’est pas gagné… »

Hrp: Faut pas lire ça, ça fait trop mal aux côtes !

Excellent !