Mélancolie...

La nuit était doucement tombée sur la forêt des Cendres. Na'helli et ses citoyens dormaient paisiblement, attendant la venue d'un jour nouveau, mais ailleurs, au cœur même de la forêt, d'autres ne goûtaient pas à la paix du sommeil. Certains esprits tourmentés restaient éveillés, contemplant la lente et immuable course des deux lunes du ciel d'Olympia. Parmi eux se trouvait Aileen, silencieuse, assise sur une branche d'arbre, comme elle aimait à le faire étant enfant.
Elle était allée trouver Nephitos, son adrakil depuis de longues années, quelque part au milieu de l'après midi. Elle avait grimpé sur sa branche et l'Ashka s'était assis à même sol, le dos calé contre le tronc de l'arbre. Et puis elle avait parlé, raconté... Tant et tant que la nuit était arrivée sans même qu'elle s'en rende compte. Elle lui avait dit tout ce qu'il s'était passé, depuis sa capture par les Chasseurs d'Immortels jusqu'à l'éveil de Gaïa. Et puis ses regrets, son imprudence qui l'avait conduite à tout ça. Et Elen qui en avait compris plus qu'elle et avait su déjouer le piège dans lequel elle s'était inconsciemment jetée.
L'Ashka n'avait presque rien dit. Il s'était contenté d'insister sur l'imprudence d'Aileen qui l'avait conduite à tant d'erreurs. Il n'avait pas eu besoin d'en dire plus : elle savait qu'il avait raison. Elle s'était vaguement attendue à une myriade de reproches sur sa stupidité et son aveuglement, mais non, rien de tout cela. Le silence était retombé sur la forêt.

A travers les frondaisons épaisses de la forêt, la jeune elfe pouvait apercevoir la lueur de Adamant qui grimpait lentement dans le ciel, à la poursuite de sa sœur Séléné. Elle ne percevait pas leur mouvement mais elle savait qu'elles se déplaçaient, rejoignant progressivement l'horizon lorsque l'aube se lèverait. Sans lâcher les lunes des yeux, le fil de ses pensées l'avait conduite à se remémorer de nombreuses légendes elfiques. Aussi bien celles de son clan que celles qui étaient communes à tout les elfes. Et même parfois quelques histoires simplistes qu'on racontait aux enfants pour les endormir.

« -J'aimerais bien que ça soit aussi simple que dans les histoires... » lâcha-t-elle sans trop sans rendre compte. En bas, un vague grognement aussi contrarié que contrariant lui répondit. Les histoires sont les histoires, pas plus. Pourtant, Gaïa était réelle... Alors, pourquoi pas les autres légendes ?

« -A quoi bon, de toute façon... Je ne peux pas retourner en arrière... Il faudra que je vive avec tout ça... Mes regrets, et.. Le reste. »

Le reste. Son clan.

« -Nephi... Tu sais, depuis que je suis rentrée, y a pas mal de gens qui m'ont reproché d'être intendante mais même pas Ashka... (grognement contrarié un peu plus vif...) T'en dis quoi, toi... ?
-J'en dis que tu ferais mieux d'en venir là où tu veux en venir....
-Bah... Ouais, sans doute. Y en a un qui m'a semblé étrange. Il ne m'a pas dit la même chose que les autres. Et je n'ai pas trop su quoi lui répondre.
-Encore en train de tourner autour du pot ?
-Ha, en effet. Désolée. Il m'a dit qu'il ne voyait pas pourquoi je n'étais pas Ashka, il... (elle laissa passer un petit silence, un peu gênée...) Il a dit que tu n'avais plus rien à m'apprendre.
-Moi non, la vie, si. »

La réponse fusa dans l'air comme une évidence. C'est ça qu'elle aurait du répondre au lieu de rester plantée là sans savoir comment réagir. La vie avait encore beaucoup de choses à lui apprendre. Nephitos lui avait apprit toutes les bases nécessaires, comme tout bon Adrakil. Mais lui même le disait, il y avait des choses que seule l'expérience apporte. Et de l'expérience, Aileen en manquait cruellement... Les récents événements l'avaient encore montrés. Elle doutait qu'un jour elle soit assez sage pour accéder au rang qu'on lui reprochait de ne pas encore avoir atteint, et pourtant... Il faudrait bien qu'un jour elle vole de ses propres ailes. Depuis d'innombrables saisons déjà elle avait apprit à se défaire de ses parents, prenant son indépendance petit à petit. Et un jour, il lui faudrait faire de même avec Nephitos, pour de bon. Elle parcourait souvent le monde sans lui, pourtant son soutient et son avis restaient importants pour elle. Il faudrait fatalement qu'elle se détache de ça, un jour, songea-t-elle.

Le silence était retombé sur la forêt. Aileen leva de nouveau les yeux vers les lunes. Elles semblaient immobiles, suspendues dans le ciel. Elle devait faire comme elles. Progresser, lentement, sans en avoir l'air mais progresser malgré tout.
Ses pensées se dirigèrent à nouveau vers les légendes des elfes...

Idées noires...

Elle avançait au hasard dans la forêt mais savait pourtant où elle se trouvait. De simples indices l'aidaient à se repérer. La mousse sur les arbres, permettait de savoir où était le nord. Le terrain aussi, plus ou moins escarpé selon les endroits. Et même les arbres. Leurs tailles et les espèces rencontrées pouvaient être si différentes, d'un endroit à un autre... Tout dépendait de si l'on était profondément enfoncé dans la forêt ou pas, les arbres les plus hauts, les grands chênes séculaires étant caractéristiques du cœur de la forêt tandis que les plantes plus jeunes et plus frêles peuplaient ses abords.
Bref, Aileen vagabondait. Elle n'avait rien d'autre à faire et ça ne lui déplaisait pas forcément : il s'était écoulé tant de saisons depuis qu'elle était partie qu'elle en avait presque oublié à quoi ressemblait la forêt.
Elle s'arrêta à l'orée d'une clairière, vaguement surprise de voir les rayons des Titans traverser les frondaisons à cet endroit. Dans ses souvenirs, il n'y avait rien de tel,par ici... Elle s'avança de quelques pas, s'approchant de l'arbre imposant, un chêne, qui trônait jadis à cette place.

Il gisait maintenant au sol, complètement déraciné. Aileen tourna autour de l'énorme trou que ses racines arrachées avaient dégagé, sans pouvoir déterminer la cause de sa chute. Si il était tombé, c'était sans raisons apparente...
Elle finit par s'arrêter, posant sa main sur le tronc rugueux de l'arbre, pensive...

Comment un arbre si vieux et si profondément enraciné dans la terre avait-il pu tomber, seul ? Les autres aux alentours étaient intacts...

Peut être qu'il en avait tout simplement eu assez, de la vie.. ? Peut être qu'il avait choisit lui même de mettre fin à ses jours ? Qui sait... Peut être que les plantes étaient aussi capable de tels raisonnements ?
Si Nephitos m'entendait dire ça, il se moquerait, songea la jeune Cerf.

« -Il n'aurait peut-être pas tort » murmura-t-elle, un sourire triste aux lèvres. Elle fit quelques pas vers les branches de l'arbre dont une grande partie avait été cassée par la chute et s'assit par terre, près des rameaux brisés.
Elle avait sur elle un couteau de chasse que son père lui avait prêté lorsqu'elle était partie, plus tôt dans la journée, « en cas de mauvaise rencontre ». Elle avait trouvé la précaution inutile mais, se ressouvenant des conséquences qu'avaient eu ses précédents manques de prudence, elle avait finalement accepté l'arme.
Elle le sortit, éprouvant la lame avec son pouce, une idée germant dans son esprit.

C'était peut être idiot comme idée, mais... Rien ne disait que l'arbre n'avait pas réellement décidé lui même de mettre fin à ses jours...
Le couteau était bien aiguisé, l'acier solide et le manche s'adaptait parfaitement à sa main... Une arme de bonne facture assurément.
Elle regarda autour d'elle. Personne... Elle s'était enfoncée assez loin dans la Forêt des Cendres, personne ne viendrait la déranger avant qu'elle en ait terminé...

Les arbres pouvaient-ils ressentir le désespoir ? Avaient-ils des sentiments ? Elle avait entendu dire que certaines chansons de bardes ou de troubadours avaient parfois conduit des plantes malades à guérir ou à pousser plus dru... 'Racontars de jardinières' avait commenté quelqu'un. C'est ce qu'elle avait pensé aussi, jusque là. Et il y avait aussi certaines histoires, de fées ou d'autres créatures, liées avec une plante et qui mouraient ensemble.
Elle essaya de s'imaginer ce qu'auraient fait ces créatures si elles avaient ressentit un désespoir aussi profond que celui qui était désormais le sien, un vide aussi intense, depuis qu'elle avait découvert que tout ce qu'elle avait éprouvé des saisons durant n'était que mensonge. Peut être que la fée liée à ce chêne avait décidé d'en finir, ne pouvant pas en supporter plus ?

Elle joua un instant avec la lame, la faisant miroiter sous la lumière des Titans, réfléchissant à son idée, la précisant... Comment devait-elle s'y prendre pour faire au mieux ? Et puis si quelqu'un arrivait au mauvais moment, que répondrait-elle ? Et si elle changeait d'avis ?
Elle haussa les épaules. Changer d'avis ? Pourquoi faire, qu'elle le fasse ou pas ne changerait rien pour qui que ce soit... Et puis de toute façon, autant qu'elle commence vite, au lieu de tergiverser inutilement.

Elle se saisit du poignard, assurant sa prise sur le manche de bois sculpté.

Un oiseau s'envola, effrayé par le reflet soudain de la lame...