Elen entraînait la jeune femme dans les bois, sa main dans la sienne. Elle courait plus vite qu’à ses débuts en plein forêt. L’air vivifiant devait lui profiter. Ainsi que les courses nocturnes qu’ils partageaient encore. Aujourd’hui, il était question de chasse. Il l’avait menée vers des lieux giboyeux qu’il connaissait bien pour avoir longtemps occupé le poste de chasseur pour le clan.

- Voilà ! C’est à toi, maintenant !
- Bon alors... Qu’est-ce que tu veux pour le dîner ? Lui demanda-t-elle, faisant mine d’être sûre de ses talents de traqueuse.
- Toi ! Fit-il, taquin.
- Ha mais il fallait le dire ! Pourquoi on est venus se perdre ici ?
- Pour tes cours, bien sûr ! On va se trouver un beau daim ou un faisan ! Et des champignons; ça c’est facile à chasser, les champignons !
- Des escargots, ça ne te tente pas ? Essaya-t-elle pour rester dans le même ordre de difficulté, en riant.
- J’avoue que non... J’ai une nette préférence pour un bon rôti de daim accompagné de morilles goûteuses et des premiers hygrophores, avec quelques-uns de nos petits légumes !
- Oui bon évidemment. Vu comme ça... La jeune femme en avait l’eau à la bouche et le festin à venir méritait que l’on se décarcasse un peu.

Isa n’avait jamais particulièrement chercher à chasser, malgré ses nombreux voyages. Ses compagnons s’en chargeaient habituellement et bien mieux qu’elle. Mais cette fois, si elle voulait se régaler...
Elle commença par écouter les multiples bruits, cris ou chants dont résonnait la forêt. Si l’on n’était pas trop regardant, tout ou presque pouvait se manger mais ils n’étaient pas rendus à ce genre d’extrémité.
Quelques fourrés herbus s’espaçaient non loin, signalant la lisière proche et l’on pouvait espérer y trouver quelques volatiles comme des faisans ou des perdrix.
Lentement, elle écarta les dernières branches et essaya de repérer des mouvements ou les cachettes du gibier. Malheureusement, avant de dénicher l’objet de ses observations, son regard tomba sur quelques crottes de renard relativement fraîches... Puis sur des plumes éparpillées, accrochées aux herbes.

- Elen, on s’est fait voler le repas sous le nez !
- Humph... Pas grave. On va trouver autre chose...

Il leva la tête, et sembla flairer quelque odeur dans l’air, charriée par le vent. Les Loups étaient connus pour avoir le nez fin, ce qui s’avérait bien utile pour déjouer les arnaques des Nobles lorsque ces derniers tentaient de vendre de la piquette à la place d’un bon Na’Helli 899 !

- Je crois bien que nous allons l’avoir notre repas ! Tu sens ?
- Non, c’est quoi ? Demanda-t-elle en fronçant le nez dans la même direction qu’Elen, sans que cela ne donne de résultat probant.
- Euf... C’est un peu loin. Un sanglier ? Non, peut-être bien un daim...
- Je préfèrerais... C’est que les sangliers pouvaient charger en désespoir de cause et il ne faisait pas bon se trouver sur leur trajectoire.

Ils se mirent en marche et Isa chercha au sol les traces que laissaient les sangliers sur leur piste, là où ils grattaient la terre pour y trouver leur pitance. Comme elle n’en trouva pas, avec un peu de chance, cela pouvait être un daim... Mais ces animaux étaient particulièrement craintifs et il faudrait redoubler de discrétion pour s’approcher.
Quelques marques sur des troncs, là où un cervidé avait frotté sa ramure, furent bientôt visibles : ils entraient sur le territoire d’un mâle... Ils s’accroupirent, progressant petit à petit, de buisson en fourré, jusqu’à ce qu’ils voient à quelques toises se dessiner la silhouette gracile d’un daim.
Isa le pointa du doigt, non pour l’indiquer à Elen qui devait déjà l’avoir repéré depuis longtemps, mais pour lui signifier qu’elle le voyait bien. Être à portée du gibier sans l’avoir fait fuir était déjà une bonne étape de réalisée.

Le Loup sentait monter en lui l’excitation de la chasse. L’adrénaline précédant le bond, l’épée au clair, et le coup précis qui abattait habituellement l’animal en évitant de le faire inutilement souffrir... Un schéma bien connu qu’il pourrait réaliser en ne suivant que son instinct. Mais cette fois-ci, il ne devait être qu’observateur. Sa fiancée devait apprendre. Il lui avait donné quelques conseils, elle pouvait user de magie si elle le désirait ou de toute autre arme qu’elle choisirait. Il lui faisait entièrement confiance. Et il lui avait promis d'accommoder personnellement ce qu’elle dénicherait...

Évidemment, placés comme ils étaient, lancer un sort aurait été la solution de facilité, surtout que les Éclats divins disposaient de magie offensive capable d’assommer l’animal sans le blesser contrairement aux épées, javelots ou autres flèches, ce qui était pratique lorsqu’on voulait obtenir de beaux cuirs à tanner. Mais Isa n’était pas là pour ça, estimait-elle. Il fallait revenir à des méthodes plus fondamentales... Sans compter qu’elle redoutait encore d’utiliser ses talents de magicienne à leur juste puissance.
Elle prit la fronde avec laquelle elle avait eu quelques succès il y avait longtemps, lorsqu’elle avait dû se défendre de ces vipères qui grouillaient dans l’Arène d’Arès, ou même des Chevaux des Enfers. A l’époque elle n’avait pas fait grand mal à ces créatures fantastiques, mais à présent sa cible n’était qu’un daim tout à fait ordinaire. Si elle atteignait la tête avec ses lourdes billes de plomb, il s’écroulerait certainement.
Elle se déplaça aussi doucement que possible derrière un arbre et se releva lentement. Ainsi l’animal lui apparut entièrement et elle vit à quel point il était beau. Cependant cela ne le sauverait pas car la jeune Olympienne n’étant pas du genre à s'apitoyer sur les maillons inférieurs de la chaîne alimentaire. Surtout qu’elle savait que le produit de sa chasse serait entièrement utilisé par le clan : la viande, les viscères, les bois, le cuir... Rien ne serait perdu. Encore fallait-il le ramener. La fronde tournoya, le projectile fusa...
Et la bête s’écroula lourdement dans les herbes. Ils n’avaient entendu que le court sifflement de l’arme puis un son mat, étouffé, qui avait précédé la chute du daim. Si peu de bruit que les oiseaux étaient toujours à chanter dans les hauteurs des arbres. Isa s’avança vers sa proie, se demandant s’il était juste sonné ou si elle l’avait vraiment abattu...

Il y eut soudain un mouvement brusque derrière elle et avant qu’elle n’ait pu esquisser la moindre réaction, elle se retrouva allongée contre une surface familière, ses lèvres accaparées par des consoeurs avides. Son fiancé lui avait sauté dessus, littéralement, visiblement très enclin à lui témoigner sa fierté.
L’assaut d’Elen tétanisa un instant la jeune femme, avant qu’elle retrouve son sourire sous les baisers de son conjoint.

- C’est pour te venger que je t’aie privé de ton gibier ? Lui demanda-t-elle sans faire mine de vouloir se relever.
- Je t’avais bien dit ce que je comptais chasser tout à l’heure ! Répondit-il, avec un sourire amusé.
- C’est vrai... Je n’aurais pas dû baisser ma garde. Qui sait quel grand méchant Loup peut surgir à tout instant de ces bois ! Pour autant, le statut de proie semblait loin de lui déplaire.
- Qui sait, en effet... Répéta-t-il sur un ton plein de mystère avant de l’embrasser derechef. Tu l’as fait, Isa ! Tu es devenue une implacable prédatrice !
- S’il ne se relève pas pour filer, tandis qu’on traînaille... Mais elle préférait picorer le visage d’Elen de ses baisers plutôt qu’aller voir l’état du daim.
- Aucune chance, vu l’angle que fait son cou... Répondit-il tandis qu’il l’étreignait avec ferveur. Tu l’as touché au bon endroit et avec force !

Isa risqua un coup d’oeil sur le petit cervidé à quelques pas. Il était flagrant que l’animal ne respirait plus.

- Bon et bien, on va se régaler ce soir ! Puis son sourire devint espiègle tandis que son regard ambré se pailletait d’or. Ou peut-être même avant...
- Tout dépend comment s’accommoderont les choses !

Il écarta une mèche qui cachait les jolis yeux de sa fiancée, en profitant pour caresser tendrement son visage. Quelle chance il avait, décidément ! Elle lui semblait si pleine de vie qu’il peinait à imaginer comment Isandre avait pu percevoir sa petite-fille comme inerte. Elle irradiait cette pure bonté et cette inaltérable curiosité qui la rendaient si unique et magnifique. Olympia devait être un monde heureux d’avoir ainsi vu naître quelqu’un d’aussi exceptionnel qu’elle.

- Je ne sais pas, ici c’est toi le gourmand ! Le nargua-t-elle, comme si, ô grand jamais, elle ne succombait à une quelconque tentation.
- Je préfère gourmet... Murmura-t-il dans un souffle avant de l’embrasser tendrement.

Ils revinrent bien plus tard au Siège des Eclats, leur mission accomplie. Elen transportait la carcasse de l’animal. Il s’agissait d’une très belle prise. Bien lourde. Evonis aurait pu être utile. Mais le Chaman ne se plaignait certainement pas de la difficulté. Il portait la bête morte sur ses épaules, comme on le lui avait appris. Cet exercice lui rappelait ce qu’il était quelques cinquante ans plus tôt. Il avait alors bien plus de vigueur.
Si Isa compatit car la bête pesait définitivement son poids, elle ne put qu’apprécier la démonstration de force d’Elen. Comme à la Rivière vive, elle sentait que ces instants lui manquaient, plongé qu’il était dans d’autres charges, toutes aussi lourdes mais moins plaisantes, de son rôle de Chaman.
Elle, courageusement, ne portait que le panier de champignons qu’ils n’avait pas omis de cueillir pour l’accompagnement.

Le daim et ses petits légumes régalèrent tous les occupants du petit bâtiment et il en resterait largement pour le lendemain. Plus tard dans la soirée, le couple se retrouva de nouveau à la belle étoile, sur les rives calmes du lac. Les étoiles se reflétaient par milliers sur les eaux tranquilles. Des troncs coupés servaient de bancs et ils en profitèrent pour s’y asseoir.

- Tu sais, l’autre jour avec Aileen, on parlait du mariage et... Oui encore... Penserait sûrement le Loup. Elles en parlaient de plus en plus, vu que l’échéance approchait.Je me demandais si tu ne voulais pas inviter tes parents. Ou... Au moins qu’on aille les voir ?
- Mes... Tu... Ils ne vont... Enfin elle peut-être... Mais lui... Et... Bafouilla-t-il, bien loin de son assurance habituelle.
- A cause de moi ? Après tout, les Olympiens n’avaient pas le monopole de l’ostracisme.
- Non, non... Pas du tout... Ce n’est pas toi...

Il se tortilla les doigts, pensif. Elle n’avait pour seule famille que l’autre acariâtre, elle voulait faire parti d’un tout. Cela semblait tout à fait naturel au Chaman qu’elle lui fasse une telle demande. Mais lui non plus n’avait pas de lien étroit avec ses géniteurs.

- C’est que... Je ne leur ai pas parlé depuis au moins... Hum... Depuis quatre-vingt quatre ans...

Les sourcils de la jeune femme se haussèrent tant le nombre lui parut astronomique.

- Tu étais si petit... Et... Tu ne penses pas que ça pourrait être une occasion de renouer le contact ?
- Je n’en sais rien... Répondit-il, faisant la grimace. C’est que... Elle a... C’est trop tard, non ?
- Elen... Nous allons nous marier, avoir des enfants si Luwö le veut. Il sera trop tard quand ils auront grandi loin de leurs grands-parents. Je trouverais cela dommage. Tu ne crois pas ?
- Mais c’est sa faute à elle... Elle... Elle m’a abandonné ! Fit-il, comme s’il tentait de s’en convaincre lui-même.
- Pourquoi a-t-elle fait ça ? Tu n’as jamais voulu savoir ? Isa avait vaguement compris qu’il avait été délaissé par sa mère au gré des bribes de conversations qu’ils avaient déjà eu sur le sujet, mais les circonstances exactes lui échappaient.
- Elle les a juste laissé faire. Pour l’Épreuve de Iltarion. Elle aurait dû refuser. C’étaient les deux pires saisons...
- Je vois... Peut-être qu’elle sentait quel destin tu aurais, et que tu devrais être fort pour le surmonter.
- Le destin ? Ça n’aurait pas dû avoir d’importance pour une mère.
- Tu crois ? Moi je crois que je ferais tout pour assurer à mes enfants de survivre, quoi qu’il arrive. On doit affronter des événements terribles, il faut bien apprendre un jour...
- Je ne crois pas que tu laisserais notre fille ou notre fils errer dans la forêt à neuf ans, sous la pluie et la neige, sans autre aide qu’une dague. Avança-t-il.
- Je ne sais pas... Sans doute pas. C’est vrai que cela avait dû être terrible pour un enfant si jeune...Par contre, je ferais mon possible pour qu’ils en soient capables et je sais que tu pourras leur apprendre tout ce qu’il faut.
- Exactement... Tu leur enseignerais de quoi se défendre...

Il songea à son épreuve de Iltarion : il ne savait rien des bois. Un véritable miracle qu’il ait survécu. Il avait dérangé un ours dans son sommeil, il avait mangé tout ce qu’il trouvait avec pour conséquence des crampes d’estomac intolérables, sans parler de l’impossibilité de se trouver un abri quelconque. On l’avait retrouvé, complètement meurtri par le froid et affamé. Il n’avait réussi l’épreuve seulement parce qu’il avait survécu. Combien lui avait-il fallu de saisons pour s’en remettre ? Les autres revenaient presque toujours la tête haute, et parfois comme si cela n’avait été qu’une formalité. Lui, on avait dû le porter et l’aliter, encore sous l’emprise d’une fièvre carabinée.

- Ecoute... Je sais que ça te pèse à chaque fois qu’on y fait allusion d’une manière ou d’une autre. C’est peut-être le moment d’en finir. Mais je comprendrais si tu ne veux pas.
- Je... Je veux bien la voir elle. Mais lui... Hors de question. Je ne suis même pas certain qu’il connaisse mon existence. Concéda-t-il face au poids des mots de sa fiancée.
- D’accord. Elle lui sourit tendrement. Tu voudras que je t’accompagnes ?
- Je préférerais, oui...
- Demain ?
- Demain...

Ils changèrent rapidement de conversation, les choses étant à présent apprêtées pour se dérouler selon les désirs de Isa.

[...]

Elen les conduisit au coeur de la Forêt des Cendres, au nord ouest de la Tanière. De nombreuses communautés elfiques mixtes, comprenant des Elfes des Lunes aux simples Elfes ruraux, s’étaient établies un peu partout dans la forêt, en petites bourgades pleines de cabanes modestes. Elen savait que ses parents vivaient dans l’une d’entre elles : Besec.

Il s’était montré fort peu communicatif durant le voyage, et pour cause, il se demandait bien quel accueil pourrait lui faire sa mère après une si longue absence. Il avait tourné et retourné dans sa tête ce qui lui avait provoqué cette rancoeur vivace, mais seul l’abandon dans les bois lui venait à l’esprit. Cela lui semblait si irrationnel qu’il ne comprenait pas pourquoi il s’était entêté dans cette direction, même s’il avait acquis la certitude qu’il n’aurait jamais pu en être autrement.

- C’est cette maison-là... Dit-il, pointant du doigt la cabane en question.
- C’est ici que tu es né ? Demanda-t-elle.
- C’est ici. Confirma-t-il, tandis qu’ils s’arrêtait net devant la porte, incapable de frapper pour s’assurer de la présence de l’un de ses géniteurs dans la baraque.

Malgré la tension qu’elle sentait chez Elen, elle ne pouvait s'empêcher de sourire, touchée d’être là où il avait vécu sa petite enfance. L’endroit était simple mais pas désagréable. Elle déposa un baiser sur la joue de son fiancé pour l’encourager et se pendit à son bras. Elle ne le quitterait pas d’un pouce.

- Vas-y, tape. Fit-elle, avec un brin d’excitation dans la voix.

Il s’exécuta, espérant à la fois que la porte s’ouvre et qu’elle demeure à jamais close. Ils entendirent une voix étouffée qui leur demandait de patienter puis des pas discrets. La porte s’entrouvrit, dévoilant la longue chevelure brune d’une Elfe.

- Qui êtes... Elen ? C’est toi ? Demanda sa mère, le reconnaissant presque immédiatement, d’instinct.

Il hocha timidement la tête.

- Luwö bénisse ce jour ! Entre, entre ! Fit-elle, visiblement émue presque aux larmes.

Ouvrant plus complètement la porte, elle s’aperçut alors de la présence de Isa. Elle eut le réflexe de refermer en partie, pour se dissimuler derrière le montant de bois, puis elle demanda :

- Qui est-ce ?
- C’est ma fiancée, maman...
- Oh... Ah ! Entrez donc, alors, tous les deux ! Ajouta-t-elle, excitée de retrouver son fils, ses suspicions passagères rapidement envolées.
- Bonjour Madame. Merci de nous recevoir. La jeune femme glissa un regard ravi à Elen, contente que les retrouvailles s’annoncent plutôt bien. Elle termina en se présentant :Je suis Isa.
- Et je suis Cyan. Comme la couleur. Répondit-elle, tout guillerette.

La mère et le fils avaient les mêmes yeux et les cheveux de la femme elfe surpassaient en longueur ceux de son fils. En revanche, sa taille était proche de celle d’Isa. Elen devait plutôt tenir de son père, de ce point de vue-là. Avec la finesse et la régularité de ses traits et le rouge naturel de ses lèvres, la délicatesse de ses mains, malgré sa tenue modeste de forestière, elle dégageait une certaine noblesse.

Elle s’effaça pour les laisser rentrer. Au passage, elle ne put s’empêcher de toucher la joue de son fils, comme pour s’assurer qu’il se trouvait réellement dans sa cabane.
Doucement, Isa lâcha le bras d’Elen; il ne risquait plus de s’échapper.

- Tu as l’air si... Vieux... Commenta-t-elle, s’apercevant de la teinte de la peau du Chaman.
- Maman...
- Mais c’est vrai ! Kowü m’av...

Elle allait refermer la porte derrière le couple, quand une main l’en empêcha de l’extérieur. Un Efle de haute stature, large d’épaules, au ventre bedonnant fit irruption dans le baraquement. Il dégageait une très forte odeur d’alcool et sa démarche ne laissait aucun doute quand à sa provenance : la taverne de la bourgade.

- Eh bien, eh bien ! C’est la fête ici... Tonna-t-il, son regard vitreux balayant la pièce, avant de s’arrêter sur l’Olympienne, plus précisément sur le postérieur de cette dernière. Regardez-moi ce joli petit lot !

L’Elfe, sans gêne aucune, donna une claque sur les fesses de Isa de ses mains aux doigts boudinés. Une fraction de seconde après, une autre main vint s’écraser dans sa figure et, l’alcool que l’homme avait ingurgité aidant, il chut.

- Ne t’avise plus jamais de la toucher, salopard, ou je t’empêche définitivement de te reproduire. Siffla Elen entre ses dents, son Saïka étincelant sur son épaule, tandis que sa mère observait la scène, les mains sur la bouche.

Isa se mordilla les lèvres. Elle aurait remis l’homme à sa place si elle en avait eu le temps... Cela la désolait qu’un geste aussi stupide qu’irrespectueux vienne ruiner l’accueil de Cyan et mette Elen dans tous ses états.

- Ne t’en fais pas, Elen...

Elle put lire dans le regard de son fiancé toute l’indifférence envers les liens filiaux qu’il avait avec cet Elfe et toute la colère qu’il éprouvait à son égard. Visiblement, les deux hommes n’avaient jamais rien partagé, si ce n’est le même toit et une femme, mère pour l’un, épouse pour l’autre.

- Mais t’es qui qu’est-ce que t’es toi pour m’provoquer chez moi en fa... en fa... d’vant ma femme.
- Je suis le Chaman de ton clan.
- Ah ouais ? Et comment qu’c’est ton nom déjà ? Lytha... Non, c’pas lui. Kowü ? Ouais, ouais ! Bin Kowü t’fais comme les archers... Tu t’casse ailleurs...
- C’est “tu te tires ailleurs”, bougre d’âne bâté !
- Ouais, bin tu t’barres ! Il eut un autre regard concupiscent vers Isa. Elle, par contre, l’peut rester. On va s’amuser...

Il reçut un coup de pied en plein visage, alors qu’il peinait à se relever. Elen le fit rouler à coups de savate hors de la cabane, en furie. Lorsque son père fut sur le pas de la porte, il lui lança, avant de claquer la porte. :

- Eronis, moi Elen, Chaman des Loups, je te chasse de cette maison pour la journée à venir ! Va donc cuver à la taverne, outre à vinasse !

L’autre réalisant à présent vaguement à qui il avait eu affaire eut un bref mouvement, comme s’il allait tenter de revenir à la maison pour implorer le pardon de son fils, mais il haussa les épaules et s’en fut à la taverne. Après tout, c’était une consigne du Chaman.

- Je suis confuse, Dame Isa...
- Moi de même, Madame...Il y avait meilleure place qu’au milieu de querelles familiales. Elen ?

Elle n’avait jamais vu son fiancé lors d’une rixe de ce type et sa violence soudaine la surprit. Toutefois, il fallait bien ça pour que le colosse aviné qu’il venait de mettre au sol comprenne qu’il devait cesser son manège... Bien que la porte soit maintenant fermée, elle se demandait si son fiancé n’allait pas poursuivre son père pour lui infliger une nouvelle correction... Elle vint près de lui et passa sa main dans son dos, espérant qu’il se calme.

- Tu vas pouvoir discuter un peu avec ta mère... Tu veux que je vous laisse ? Lui demanda-t-elle tout bas.
- Non, non... Reste...
- Oui, restez... J’aimerais connaître la future épouse de mon fils, Luwö vous accordera sa bénédiction, cette fois-ci. Je vais nous faire du thé. Dit-elle, mettant de l’eau à chauffer, avant de les inviter à prendre place autour d’une petite table.

Cette fois-ci ? Qu’entendait Cyan par là ? Isa avait-elle commis un impair envers le Grand Loup Borgne par le passé ? La tournure lui parut étrange mais elle nota tout de même que la mère d’Elen était parfaitement renseignée sur son fils et ce qui se passait à la Tanière. C’était encourageant de voir qu’à sa manière, elle avait gardé un lien avec son unique enfant. En s’installant à la table, elle expliqua simplement :

- Luwö m’a déjà grandement honorée en faisant de moi une Louve. J’espère que notre union lui conviendra également.
- Bien sûr que ça lui ira ! Fit le Chaman, renfrogné.
- Je suis si fière de toi, Elen. Kowü et Evonis m’ont tenue au courant de tes progrès. Et regarde-toi ! Te voilà Chaman ! Et sur le point d’épouser une ravissante jeune femme ! Déclara-t-elle, échangeant à la fois un regard et un sourire avec l’Olympienne. - Et tu es de retour à la maison ! Rien ne peut me rendre plus heureuse.
- Maman... Protesta-t-il.

Visiblement, la mère de Elen partageait la vision de nombre de Loups influents : les Olympiens et les Elfes pouvaient s’entendre. Son recul initial n’avait été qu’un réflexe conditionné par des années de guerres. Mais elle ne semblait absolument pas offensée d’avoir une Olympienne à sa table ni même qu’on lui annonce qu’elle allait épouser son fils.
La jeune femme répondit à son sourire avant de poser sa main sur celle d’Elen. Il avait tout du petit garçon roussissant sous les compliments de sa mère, c’était si mignon !

- Alors ? Comment vous êtes-vous rencontrés tous les deux ? Demanda Cyan à l’Olympienne.
- Oh... Et bien... Isa aurait pu passer sur certains détails peu flatteurs pour Elen mais comme elle ne savait pas l’étendue des connaissances de Cyan sur son fils, elle préféra ne pas trop s’éloigner de la vérité. Votre fils avait été fait prisonnier alors qu’il menait une mission importante et il... Enfin... Il a été à mon service quelques temps lorsque nous nous sommes retrouvés à défendre le Pilier des Vivants sous Zagnadar.
- A votre service ?
- J’étais son garde du corps, maman. Minimisa Elen, divulguant une partie seulement de la vérité.
- Autant dire qu’il a eu fort à faire face à ce que nous avons affronté. Elle remercia silencieusement Elen d’avoir contourné l'écueil pour elle. De là est née une profonde amitié.
- Je vois... C’est un classique ! Les gardes du corps... Ils sont toujours bien trop zélés ! Comme Eronis en son temps... Ajouta-t-elle, avant d’aller chercher la bouilloire qui sifflait sur le feu tandis qu’Elen manquait de s’étouffer en comprenant l’allusion.
- Elen était marié ! Il n’a... Isa voulut défendre Elen car la comparaison avec son père n’était vraiment pas de bon goût, compte tenu de ce qu’elle avait aperçu du rustre croisé quelques minutes à peine....Hum bref... Nous avons dû nous quitter quelques saisons plus tard, après que le Pilier dans les glaces a été sauvé.
- Je ne mets pas en doute votre vertu à tous les deux... Il vous a bien servie, au moins ? Quand il était petit, il n’en faisait qu’à sa tête.
- C’est toujours un peu le cas. Répondit Isa en souriant. Mais il a très souvent raison alors on ne peut guère lui en vouloir.
- Maman, arrête d’embêter Isa avec tes questions...
- Je suis sûre que je ne l’embête pas... Fit-elle, disposant des tasses, dans lesquelles elle plaça des infuseurs à thé avant de verser l’eau frémissante. Du citron ? Proposa-t-elle.
- Nature c’est très bien, merci beaucoup. Ne t’inquiète pas Elen, j’en profiterai pour apprendre quelques anecdotes sur ta prime jeunesse, je suis sure que tu devais être un vrai casse-cou !
- Ah ça... Vous n’imaginez pas à quel point... Tu te souviens de la fois où tu es monté au sommet de cet arbre et que tu n’osais plus...
- Maman... L’interrompit-il.

Isa retint un rire en touillant l’infusion. Pour que la conversation ne vire pas au calvaire pour Elen, elle recentra celle-ci sur ce qui les amenait, entre autres sujets :

- La cérémonie aura lieu aux premiers beaux jours. Nous serions heureux si vous vouliez bien vous joindre à nous.
- Ce sera avec joie ! Tu vois, Elen, ta fiancée a bien plus de suite dans les idées que toi ! Je me doutais bien que tu n’étais pas revenu ici par hasard. J’en profiterai pour vous raconter quelques-uns de ses exploits... Souffla-t-elle peu discrètement à l’Olympienne.
- J’ai hâte ! Et je suis certaine qu’Aileen aussi ! Fit-elle en glissant un regard taquin à Elen. Si les trois femmes s’y mettaient, il ne l’avait pas belle ! Elle expliqua pour Cyan : Notre Prima Luwä, Intendante du Clan du Cerf.
- Je n’ai pas non plus le plaisir de la connaître. Avoir des nouvelles de mon fils n’a pas été chose facile. Kowü a bien aidé en son temps, Luwö garde son âme... Evonis aussi. Elle but une gorgée de thé. Kowü m’avait bien dit que tu étais têtu, Elen, mais je ne pensais pas que tu mettrais autant de temps à refaire surface ! Heureusement que ta fiancée est là !

Elen prit un air coupable. A dire vrai, maintenant qu’il rencontrait sa mère de nouveau, il n’était plus certain de comprendre ce qui l’avait poussé à rester aussi loin d’elle pendant toutes ces années. Qu’il ne veuille pas de son géniteur, il le comprenait, il en connaissait la cause et visiblement rien n’avait changé. Mais Cyan avait toujours été une femme aimante.

L’Olympienne resta concentrée sur sa petite cuillère tournoyant dans la tasse fumante. Son autre main serra celle d’Elen un peu plus. C’était le moment où jamais d’en finir avec cette bien sombre histoire. Elle se fit discrète, le temps qu’ils règlent tout cela entre mère et fils.

- Je... Je suis désolé m’man... Marmona-t-il.
- Ne le sois pas. Tu es là... C’est tout ce qui compte.
- Je n’aurai pas dû...
- Bois donc ton thé, avant de dire des bêtises ! Et laisse-moi un peu faire connaissance avec ta charmante fiancée ! Vous venez de la cité Impériale ? Demanda-t-elle, s’adressant à Isa.

Isa releva la tête, souriant tendrement à Elen.

- Je suis née dans la campagne proche d’Ordenum mais j’ai été élevée dans la Cité Blanche, oui.Cela lui semblait si loin désormais...Au Havre d’Aphrodite. Avant d’aller m’instruire à l’école arcanique de Lardanium.
- Une magicienne ! Il fallait au moins ça pour que vous me rameniez mon fils !
- Elen a plus de tours dans son sac que moi je crois ! Dit-elle pour plaisanter. Mais cela faisait longtemps que nous pensions à cette visite tous les deux. Et puis nous espérons que notre famille s’agrandira bientôt, alors...

Isa était bien placée pour savoir que les relations familiales ne coulaient pas de source. Néanmoins voir Elen et sa mère réunis était un vrai bonheur.

- Je vais être grand-mère... Elen, comment cela se fait-il que ce soit toujours Isa qui annonce les nouvelles importantes ? Chambra Cyan, visiblement ravie de l’annonce.
- Oh ! Non, pas tout de suite, rien n’est... Enfin... Elle rougit, ne sachant comment se sortir du piège qu’elle s’était elle-même tendu.
- Nous voulons des enfants, maman, mais ce n’est pas pour tout de suite. Tempéra Elen, sa fiancée ne l’ayant absolument pas mis au courant d’une éventuelle grossesse.
- C’est déjà un premier pas !
- Bref... Cela nous a paru important que nos enfants à venir puissent connaître leurs racines. Du moins en partie, car Lardanium est bien loin...
- Je comprends... Je n’en dirai pas un mot à Eronis. Promit-elle, provoquant un soupire rassuré chez son fils. Vous devez être complètement dépaysée, dans nos bois.
- Pas vraiment. J’ai toujours beaucoup voyagé et Elen est aux petits soins pour moi. Je crois m’être bien faite à la Forêt de Cendres et au quotidien des Loups durant ces dernières saisons. Elle lança un regard interrogatif à Elen, pour savoir s’il validait ses progrès parmi eux.
- C’est une vraie louve, tu sais ? Elle apprend vite ! Elle me surpassera bientôt !
- Tsss.
- Mais c’est vrai ! Tu as vu comme tu progresses rapidement ? Et en plus tu fais de la magie !
- J’ai un bon professeur. Lui répondit-elle tendrement.
- Tsss. L’imita-t-il, ce qui la fit rire.

La conversation courut encore quelques temps avant qu’il ne soit l’heure de se remettre en route pour le siège des Éclats. Ce fut le moment de se quitter, sur le pas de la porte.

- J’espère que nous nous reverrons bientôt, Dame Cyan. Dans tous les cas les noces arriveront vite.
- Appelle-moi Cyan, veux-tu ? A mes yeux tu es déjà ma belle-fille ! Je viendrai vous rendre visite souvent. Si Elen le veut bien ?
- Oui, oui, maman...
- C’est gentil... Cyan alors. Fit-elle timidement. Nous vous accueillerons volontiers à la Tanière.
- A bientôt m’man...
- Prenez soin de vous, tous les deux !
- Au revoir !

Ils s’éloignèrent main dans la main. Isa lança quelques coups d’oeil à Elen, se demandant ce qu’il avait pensé de cette journée. Une fois éloigné du village, le Loup étreignit sa fiancée avec passion. Tout s’était bien déroulé, finalement. Il embrassa Isa tendrement, pour la remercier de lui avoir donné le courage de faire ce bond en avant.

- Je t’aime, ma louve...
- Et moi je suis très fière de toi. Lui murmura-t-elle.

Ce n’était qu’un début pour renouer les liens avec Cyan, ils auraient sûrement encore beaucoup à se dire mais le processus était au moins amorcé. Elle regretta simplement que cela ne soit pas possible avec Eronis... Comment une femme qui dégageait une telle classe pouvait supporter de vivre avec cet Elfe ? Pourtant, aux dires de Cyan, fut un temps où il devait être un homme aimable... Dans tous les sens du terme.

- Comment la trouves-tu ?
- Elle est accueillante. Et très belle. Elle fait si jeune ! Et tu as bien hérité d’elle aussi !
- Tu trouves ? En tout cas, j’ai l’air d’un grand-père à côté d’elle... Fit-il dans un soupir.
- Mais non. Elle a été surprise, c’est tout ! Tu es tellement grand ! Si la dernière image qu’elle avait de lui était un garçonnet de neuf ans, il y avait un changement certain à intégrer. Comme ton... Eronis... Elle ne risque rien au moins ?
- Il est bête comme ses pieds et constamment imbibé. Mais elle est bien plus forte qu’il n’y parait. Elle fait un peu de magie... Je ne comprends pas pourquoi elle s’obstine à rester avec lui, mais bon...
- D’accord... Je ne sais pas. On comprendra peut-être plus tard, quand on la connaîtra mieux. Et toi, ça va ?
- Oui, oui... Dis-donc, Isa, est-ce que les Olympiens savent comment différencier les jeunes Elfes des vieux ? Demanda-t-il, plus curieux à ce sujet qu’à propos de son père.
- Euh... Ca m’étonnerait. Beaucoup doivent s’attendre à des rides et des cheveux blancs.
- Et toi ? Tu sais ?

La jeune femme hocha la tête. Même si elle l’avait ignoré au tout début, elle avait bien fini par comprendre, par simple observation de la population de la Tanière.

- Mais arrête de dire que tu fais vieux, ce n’est pas le cas !
- Tu parles ! Avec une tête pareille, tout le monde me donne mille ans de plus ! J’ai bien de la chance d’avoir une fiancée aussi compréhensive !
- Bon et bien heureusement que tu n’es pas Olympien, fripé comme une vieille pomme et tout chauve. Avec mille ans de plus je t’aimerais certainement moins. Dit-elle pour le taquiner.
- Je ne te savais pas à cheval sur le physique ! Répondit-il du tac au tac, tirant la langue.
- Parce que tu as un corps d’athlète dont je ne saurais me plaindre. D’ailleurs, d’habitude ça ne te pose pas de problème que je sois à chev... Hum... Non rien. Lui lança-t-elle avec un air entendu.

Il embrassa fougueusement sa future femme, ses bras s’enroulant autour de sa taille.

- Je ne m’en plains pas !
- Ah bon je croyais... Minauda-t-elle.
- Tu ne m’as jamais donné de motif pour m’en plaindre en tout cas. Sussura-t-il à son oreille.
- Bon ! Alors tu vois que tu n’es pas si vieux ! Le raisonnement était un peu tortueux mais la logique n’était pas son souci premier. Elle voulait juste gagner la manche, même déloyalement; en perdant Elen dans quelque circonvolution aux doubles-sens équivoques.
- Hum... Isa... Hésita-t-il.

Elle haussa les sourcils, interrogative.

- J’aimerais... Je voudrais...
- Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda-t-elle, inquiète par le revirement d’humeur soudain d’Elen.
- Pour Isandre... Je voudrais te dire comment je l’ai convaincue de rester.
- Tu m’as dit qu’elle avait compris que... Non ? La jeune femme sentit ses mains fraîchir. Des messes basses avec Isandre ne lui disaient rien qui vaille.
- Que tu avais de l’importance pour elle, oui...

Il prit les mains de sa fiancée dans les siennes. Il ne voulait pas lui cacher plus longtemps une information aussi importante pour leur couple. Même si, bien sûr, il n’avait pas envie de lui laisser le choix : il était prêt à tout pour qu’elle demeure auprès de lui.

- J’ai passé un arrangement avec elle, Isa. Je lui ai demandé de concocter un sort, pour nous...
- Comment ça un sort pour nous ? Elle savait de quoi sa grand-mère était capable et son estomac se tordit aussitôt.
- Rien de mauvais. Promit-il. Je lui ai demandé de faire en sorte que tu vives plus longtemps... Ça lui profite, tu comprends ? Alors elle a accepté...

Il hésitait à lui donner le fin mot de l’histoire. Isa secoua la tête doucement. Tout cela était en train de la dépasser et elle n’aimait pas du tout cette sensation.

- Mais... On ne peut pas vivre plus longtemps Elen... Il n’y a aucun sort pour ça. Qu’est-ce qu’elle a bien pu te raconter pour que tu croies de telles balivernes ?
- Elle trouvera... Je lui ai dit que je t’offrais la moitié de ma vie. Même si tu sais qu’elle est déjà entièrement à toi.

La jeune femme blêmit et son premier réflexe fut d’échapper ses mains de celles d’Elen.

- Non, elle ne peut pas faire ça. Il n’existe rien qui le permette.

Pourtant le doute était né maintenant et elle n’osait même plus croiser le regard d’Elen de peur d’y lire que tout ceci n’était pas juste une affabulation. Il fit un geste dans la direction de l’Olympienne, tendant ses mains à la rencontre de celles d’Isa.

- Je veux juste t’avoir auprès de moi, mon aimée. Que sont quelques années sur ma vie si cela me permet de t’avoir à mes côtés pour les siècles à venir ?

Elle recula d’un pas. Tout ceci lui paraissait contre nature au plus haut point et jamais elle ne pourrait vivre ne serait-ce qu’un battement de coeur supplémentaire si elle devait le voler à Elen. Elle explosa de colère, plus contre sa grand-mère que contre lui, mais il serait le seul à en faire les frais, du moins dans l’instant présent :

- Tu... Tu n’avais aucun droit de lui demander ça ! C’est... Les mots lui manquaient pour dire à quel point cela l’horrifiait. Elle répéta seulement :Aucun droit ! Je vais tout annuler, elle repart à Lardanium sur le champ !

Elle se sentait trahie, et venant d’Elen, c’était insupportable.

- Je voulais te faire ce présent, Isa... Fit-il, sur un ton coupable.
- Comment as-tu as pu imaginer que j’accepterais ? Elle n’en revenait pas.
- Je pensais que nous... Je veux partager mon existence avec toi. Vieillir à tes côtés. Ensemble. Répondit-il, penaud.
- Alors ne m’oblige pas à te fuir. Répondit-elle en se retournant, des larmes plein les yeux.

Ce serait pourtant la seule alternative si le Loup n’admettait pas que leurs longévités étaient incompatibles et continuait à chercher d’autres sacrifices à faire pour elle... Elle reprit le chemin du siège, aussi furieuse qu’angoissée. Il la rattrapa, l’entourant de ses bras. Il détestait la voir pleurer. Il l’étreignit avec vigueur.

- Je... Je réglerai ça. Je ne voulais pas te... Je ne voulais pas te faire de la peine. Ni le moindre mal. Je te promets...

Elle resta pétrifiée dans ses bras, ses mains fermées en poings serrés. Elle pouvait voler la vie de quelqu’un, elle l’avait déjà fait. Pour se défendre, oui. Contre ceux qui voulaient sa mort ! Mais Elen...

- Qu’est-ce que tu aurais dit à nos enfants ? “Oh votre mère vit vieille parce qu’elle consume mon énergie vitale !” ? Comment tu as pu...
- Nous leur aurions dit que je te donne ma vie au même titre que tu m’offres la tienne...
- C’est faux !! Elle retint un sanglot et son visage afficha soudain une détermination froide. Avec un ton qui ne laissait plus de place à la négociation, elle lâcha : Je ne veux plus entendre parler de telles choses. Ou je te quitte Elen.
- Je sais, je sais. Il l’étreignit plus fermement que jamais, sachant que désormais il lui serait impossible de refaire ne serait-ce qu’un pas sur cette voie. Je sais...

Le Loup semblait totalement résigné. Il l’aimait plus que tout au monde. Et la mettre à l’abri du temps avait été comme une obsession, en même temps que de chercher à la délivrer de sa malédiction. Mais Isa possédait cette droiture et cette vertu qui l’empêchaient de concevoir la demande de son fiancé comme un don. Il l’enlaçait chaleureusement, pour la réconforter et calmer ses pleurs.
Elle finit par essuyer ses larmes d’un revers de manche et dévisagea son fiancé longuement. Elle savait bien qu’il était têtu mais elle espérait qu’il renonce, comme il en avait l’air à l’instant. Mais demain ?... S’il ne lui avait rien dit et qu’Isandre et lui aient mis leur plan à exécution... Un frisson d’horreur la parcourut. Encore un long silence s’éternisa avant qu’elle murmure :

- Rentrons... Nous avons une bonne nouvelle à annoncer à notre Prima Luwä; il y aura une invitée de plus à notre mariage... Elle esquissa un sourire qui s’avéra un peu forcé.
- Oui... Répondit-il, plein de tristesse : il devait aussi parler à Isandre, comme il l’avait promis à Isa.

L’orage était passé... Elle glissa sa main jusqu’à la nuque d’Elen et l’attira vers elle. Ses lèvres déposèrent un baiser brûlant sur les siennes. C’était tout de même une belle preuve d’amour qu’il avait voulu lui donner... Aussi aberrante qu’elle pouvait lui paraître.

- Je t’aime... Mais ne me fais plus des coups comme ça.
- Promis...

Ils reprirent le sentier jusqu’au petit bâtiment et il parut infiniment long à Isa, épuisée par la dispute.

Le soir même, Elen rendit visite à Isandre. La vieille acariâtre allait certainement s’emporter : il lui avait fait perdre son temps. Mais il ne pouvait pas mentir à Isa. Il annonça très sobrement à l’Incarnation sa décision irrévocable, en quelques mots, avant de tourner les talons :

- Tout est annulé. Tu peux rester pour la cérémonie.
- Quoi ? L’entendit-il glapir alors qu’il s’éloignait. Pourquoi donc ? Tu as été assez idiot pour lui demander son avis ?
- Il faut croire que oui... Répondit-il simplement, prenant la direction de la chambre qu’ils partageaient, Isa et lui.

Effarant ! Cet andouille ne pouvait donc pas tenir sa langue ?! Et que croyait-il que cette cruche d’Isa allait dire ? Une porte claqua, isolant l'aïeule et sa rage dans la petite chambre dont elle disposait. Son plan s’effritait et pour une raison si absurde !
Non pas qu’elle s’acharnât depuis des jours et des jours à créer le fameux sortilège de partage de vie... N’importe quel mage digne de ce nom aurait pu dire que ce n’était que pur fantasme. Mais elle travaillait tout de même à en créer une illusion. Il aurait suffi qu’Isa apprenne ensuite que son mari et elle étaient liés par ce maléfice indigne - et Isandre se serait chargé de distiller ces informations en temps voulu - pour qu’elle le quitte sur le champ afin d’inactiver le sort. Un retour au bercail forcé, mais un retour quand même ! Mais il avait fallu que l’esclave ruine tout, une fois de plus ! Dieux, qu’elle pouvait le haïr !
A moins que... Un nouveau subterfuge germa dans son esprit prolifique. Il ne serait pas dit qu’elle n’aurait pas tout tenté ! Hélas, ce Loup de malheur serait encore la clef de voûte, affligeante, de son plan...

Elen gravit les marches, et frappa à la porte de leur chambre, juste avant de la pousser et d’entrer. Isa s’était rafraîchie et était assise sur le lit, occupée à se brosser les cheveux, l’air absent. Les murs n’étaient pas assez épais pour qu’elle n’ait pas entendu sa grand-mère vociférer et la porte claquer... Il vint s’installer auprès d’elle, lui adressant un regard peiné. Il avait causé ses pleurs et il détestait ça plus que tout au monde.

- Je... Je lui ai dit. Je te demande pardon, Isa.
- Je comprends ce que tu as voulu faire mais... Grands Dieux, quelle idée...

Il posa sa tête contre l’épaule de sa future épouse. Elle abandonna sa brosse sur la petite table de nuit et se blottit contre lui. Il se sentait tellement coupable de ne pas l’avoir au moins consultée avant de prendre cette décision. Il embrassa timidement l’épaule de l’Olympienne.

- Tu dois comprendre Elen... C’est toi ma vie. Elle n’a de sens que depuis que je te connais. Peu importe si cela ne dure pas autant que... Pour les Elfes. Mais ne me force pas à m’éloigner, pas quand on a tout pour s’aimer et être heureux... ”C’est ça qui me tuerait...”
- C’est parce que sans toi, ma vie n’aurait plus de sens que j’ai voulu prolonger la tienne... Je te promets... Je ne chercherai plus à... Changer les choses... Il baissa les yeux.
- D’accord. Elle laissa échapper un soupir.
- Je t’aime.
- Moi aussi Elen... N’en parlons plus. Fit-elle en levant un regard ardent vers lui. Elle n’avait de toute façon plus envie de parler du tout.

Quelques jours plus tard, Isandre vint trouver le Chaman, durant un des rares moments où sa petite fille n’était pas dans les pattes du Loup. La tension avait dû retomber et peut-être qu’Elen se montrerait raisonnable, une fois Isa calmée. Il faut dire que le “don” de la jeune Olympienne procurait quelques avantages à ceux qui le connaissaient.

- Qu’est-ce que tu me veux ?
- Te donner l’occasion de rattraper tes bourdes.
- Parles-en en présence de Isa.
- Ne sois donc pas stupide, tu sais bien ce qu’il en est de ses opinions. Le silence est notre meilleur allié. A moins que tes grands idéaux de longévité se soient envolés ?
- Ses opinions sont les miennes, même si ça me coûte. Et tu ferais bien de te souvenir que tu n’existes que parce qu’elle existe.
- C’est bien ça, entre autres, l’objet de notre contrat je te rappelle... Mais s’il y a une once de volonté en toi, plutôt que te laisser dominer par une écervelée, tu feras le bon choix.

Elle lui tendit deux parchemins qu’il précipita au sol d’un seul geste.

- Tu viens de rompre notre contrat. Répondit-il froidement, sans donner plus d’explication.
- Quel gamin ! Elle n’est même pas là ! De quoi veux-tu qu’elle s’offusque !

Les feuilles au sol laissaient apparaître l’écriture d’Isa. Il demeura inflexible, croisant les bras face à l’incarnation.

- Très bien. Fais comme tu veux. Mais ce n’est pas à moi que ça manquera... Dit-elle en désignant les pages d’un petit signe de tête. Elle haussa les épaules avant de faire demi-tour. Tu as l’occasion de tout rattraper, elle ne se représentera pas. Tu sais où me trouver.

Le Chaman attendit patiemment que l’Incarnation eut disparu pour ramasser les dits parchemins. Il prit immédiatement la direction de leur chambre à Isa et lui, pour rejoindre sa future femme, et tirer cette histoire au clair. Il avait sans nul doute reconnu l’écriture de la jeune femme. Au moins, cette fois-ci, rien ne serait caché à sa belle.

- Isa ?
- Oui ? Répondit-elle, étonnée de le voir arriver d’un pas aussi déterminé.
- Ta grand-mère m’a donné ça... Tu veux bien qu’on regarde tous les deux ? Fit-il, en lui tendant les parchemins, qu’elle examina rapidement.
- Qu’est-ce que... Mais...

C’était bien des pages de son journal... Étrangement du même jour : celui où ils avaient rendu visite à Cyan. Mais l’un ne comportait pas le résumé de la discussion à propos du partage de vie...

- Qu’est-ce que c’est ?
- Tu peux lire : notre journée avec ta mère et... Tu sais, le retour... Répondit-elle en lui tendant la page du texte le plus long. Elle garda l’autre en main, perplexe. Je n’ai pas écrit celle-ci. Ce matin j’ai lu la page entière. Elle a dû la prendre dans la journée pour la falsifier... Regarde.

Elle murmura quelques mots et un sortilège mineur dévoila la véritable écriture, celle d’Isandre. C’était un tour de débutant de transformer les écritures pour peu que l’on soit observateur et méticuleux, mais cela aurait pu marcher si la jeune femme n’avait eu aucune raison de se méfier.

- Pourquoi t’a-t-elle donné ces feuilles ?
- Je pense qu’elle voulait poursuivre ses recherches, contre ton avis. Et le mien.
- Et te faire rentrer dans ses manigances... Évidemment. Ca ne fonctionnait plus si nous en reparlions un jour...

Le faux fut déchiré en de multiples fragments. Jamais sa grand-mère n’avait essayé d’influencer son destin avec tant d’ardeur... N’était-elle qu’une poupée manoeuvrable à souhait pour sa grand-mère ? Cette constatation suscita une vive amertume.

- Je ne la reconnais plus, Elen. Depuis qu’elle t’a trouvé à Lardanium... Jamais elle n’aurait fait ça avant. Elle le considéra un court instant : Tu aurais pu en profiter...
- Pour te perdre à jamais ? On parle de manipuler tes souvenirs : ce n’est pas juste te donner du temps supplémentaire, c’est te priver de quelque chose qui n’appartient qu’à toi. C’est blesser ton esprit. Et je te l’ai promis : jamais je ne te ferai le moindre mal.

Ainsi il résisterait à la tentation, il venait de lui en donner la preuve. Sa loyauté était aussi profonde que son amour. Elle lui sourit.

- Merci... Pour tout.

Elle devrait avoir une explication très sérieuse avec sa grand-mère. Si elle ne pouvait plus lui faire confiance, elle devrait se passer d’elle. Et certaines des options dont Isa disposait s’avéraient être aussi désagréables que définitives pour l’Incarnation... Il ne faudrait pas qu’Isandre l’oublie.

- Comment a-t-elle pu accéder à ton journal ?
- Elle sait que je le garde dans ma besace. Je ne la trimbale pas en permanence lorsque nous restons dans les environs. Elle n’a eu qu’à fouiller. Elle devait bien se douter que ton revirement y serait écrit quelque part. Tu aurais changé la feuille, demain je relisais la page tronquée et c’en était fini...
- Il va falloir que tu caches mieux ton journal. Ou que tu le codes... En Loup Ancien peut-être. Isandre ne saura jamais lire ça. Ni la plupart des gens que tu côtoieras. Suggéra-t-il.
- Oui c’est une bonne idée. Lorsque je maîtriserai mieux la langue d’ici quelques temps. Je ne crypte que rarement mes écrits, il n’y a pas de grands secrets. Un curieux prendrait cela comme un banal journal intime. Tant qu’on ne le détruit pas ou qu’on ne le vole pas, ce n’est pas très grave. Autant ne pas susciter la convoitise en le faisant paraître étrange. Et puis elle s’en ira bientôt... Plus tôt que prévu même, si elle s’entête.
- Désolé d’avoir remis cette histoire sur le tapis, Isa... Dit-il, se blottissant contre sa fiancée.
- Ce n’est pas ta faute... Et puis si je te demande de mettre de l’ordre dans tes liens familiaux, il faut bien que je sois capable d’en faire autant. Se voiler la face n’est jamais profitable. J’irai lui parler tout à l’heure.

Visiblement d’humeur câline, il embrassa tendrement sa compagne. Ou était-ce pour empêcher sa dulcinée de se laisser aller à la colère envers sa grand-mère ? Pourtant, toujours soucieuse, Isa lui demanda finalement :

- Tu crois que je pourrais voir d’une manière ou d’une autre si elle est... Comment dire... Sous Son influence ?
- Si tu la tiens, je peux tenter une transe. Si l’Autre est là, elle déguerpira en me reconnaissant... Fanfaronna-t-il, avec tout de même un air déterminé.
- Vraiment ? Isa évaluait mal où l’humour d’Elen s’arrêtait, en l’occurence. Il faut dire qu’il en usait assez rarement. Tu sais, ce n’est pas pour l’excuser, mais ça me semble tellement incroyable qu’elle soit devenue si vicieuse...
- Je suis sérieux pour la transe. Je dois pouvoir découvrir la présence de l’Ennemie. Cela dit, je vois trois cas de figure : soit ta grand mère est sous influence, nous le saurons et nous ne pourrons rien faire. Soit elle est effectivement sous le giron de l’Ennemie et celle-ci s’opposera à moi. Seul face à Elle, je n’aurai aucune chance et ce sera ma dernière transe. Soit, enfin, ta grand-mère est naturellement belliqueuse à mon égard, et ce ne sera pas près de changer...
- Oh... Alors c’est trop risqué. Je chercherai un autre moyen.
- Dis-moi... Tu as pris en compte le fait qu’elle pourrait tout simplement être jalouse ? Demanda-t-il avant de l’embrasser tendrement au creux du cou. C’est vrai, j’ai été à son service pendant plusieurs saisons, au même titre qu’au tien, et c’est avec toi que je vais me marier !
- Tu es bête, gloussa-t-elle en se tortillant pour esquiver les baisers d’Elen qui la chatouillaient.
- C’est une grosse crise de jalousie parce qu’elle ne peut pas avoir de baisers comme ceux-là ! Énonça-t-il comme une vérité avant de faire la démonstration d’un long et passionné baiser langoureux, ses mains se glissant au creux du dos de l’Olympienne.
- Bon d’accord, c’est vrai, tu as peut-être raison, admit Isa lorsqu’elle eut repris son souffle. Les arguments du Loup étaient tout à fait recevables. Tant pis ! Je crains que ce ne soit incurable et je ne te partagerai pas !
- J’espère bien ! Fit-il, l’embrassant derechef, pour lui ôter toute idée de vouloir s’échapper pour gronder sa grand-mère : elle aurait bien le temps de le faire plus tard.

Et cela fonctionna à merveille. La discussion attendrait le lendemain, finalement.